Dans les échanges de tous les jours, on partage beaucoup de choses. L’information est rarement le principal, le quotidien est rempli de jeux sociaux plus ou moins clairs. Il arrive pourtant des situations qui permettent d’échanger des choses plus intimes, plus importantes. Ces fameuses situations où l’on "se livre".
Le courage
Il y a beaucoup de noblesse, dans le fait de "se livrer". On se découvre, on a le courage de mettre en danger ce qui nous touche. Tout commence par une introspection, qui permet de comprendre des choses que parfois l’on aimerait ignorer. Puis il faut les accepter, et en accepter les implications, c’est arriver à un état de congruence (celle de C. Rogers), caractérisé par la cohérence entre le ressenti, la conscience de ce ressenti et son expression. Enfin, il faut prendre le risque de s’exposer c’est-à-dire de donner à un "autre" le pouvoir, la potentialité, de nous blesser intimement.
Les ombres et la maladresse
Pourtant cette noblesse n’est pas toujours payante. Être sincère et franc est un effort que l’on pense faire pour l’autre. Cependant, malgré de bonnes intentions, il arrive que l’on blesse cet autre. Parfois même, il nous en veut de cet apparent "acte de courage". Mais est-ce si inattendu ?
"L’enfer est pavé de bonnes intentions", nous dit un proverbe. Je pense que la "franchise" fait partie de ces bonnes intentions infernales. A vouloir être franc, on va souvent bien plus loin que de se livrer. Si l’on réduit la franchise à "tout dire" alors on se positionne en despote qui impose ses confidences. Car, si "tout dire" peut sembler courageux, cela ne peut être bénéfique que si l’autre a la force, le temps, les moyens de tout entendre.
A trop vouloir être franc, on oublie souvent que les mots ont des effets. Je suis surpris que le terme soit si souvent employé tant il recouvre deux réalités ambivalentes : entre confiance et agressivité. Car si "tout dire" est souvent considéré comme une marque de confiance, contraindre l’autre à tout entendre est parfois d’une effroyable violence.
Les ténèbres de la déresponsabilisation
Le pire est que dans bien des cas, la personne qui se livre sent instinctivement cette violence, et que c’est même ce qu’elle recherche.
Elle peut chercher l’agression directe en utilisant un contenu blessant, dans ces cas-là la franchise n’est qu’un artifice pour blesser. On peut y voir des déclarations de mensonges passés : "je n’ai jamais aimé : toi / tes discours / ta cuisine / ...". Des déclarations agressives : "il faut bien t’avouer que je te trouve très désagréable / moche / con / ...".
Elle peut aussi chercher l’agression par rebond. Elle ne cherche alors ni à blesser, ni à accorder sa confiance. Elle cherche en réalité la déculpabilisation, voire la déresponsabilisation, et parfois même le pardon. En effet, en avouant un secret qui pèse, on se décharge. En avouant une faute qui concerne l’autre, on l’implique dans la résolution. Bref, on partage son malheur mais sans lui demander son avis. Le cas typique est l’aveu d’adultère révolu, par exemple : "Il y a trois ans, j’ai eu une liaison pendant six mois". L’autre ne peut mécaniquement rien faire. Il est devant un fait accompli, son seul choix est d’accepter une réalité qui le blesse. C’est ce que j’appelle prendre l’autre pour une poubelle. Pour expliquer l’image : on a un fruit pourri qui commence à sentir dont on ne sait pas quoi faire, alors on le passe au voisin.
Prendre l’autre en compte.
La franchise entre "confiance" et "déresponsabilisation" mène trop souvent à prendre l’autre pour une poubelle. Est-ce que cela veut dire qu’il faut cesser de se livrer ?
Dès lors que l’on est tenté de se confier, on devrait, il me semble, se poser les saines questions suivantes :
- Qu’est-ce que la confidence me coûte ou m’apporte ?
si la confidence ne coûte rien et m’apporte beaucoup, ça vaut sans doute la peine que je me méfie. Peut-être suis-je en train d’utiliser l’autre ? Peut être suis je simplement en train de me vanter ?
- Qu’est-ce que la confidence apporte à l’autre ? Est-ce qu’il peut la comprendre sans en souffrir ? Peut-il faire face à ces nouvelles informations ?
"Je suis ton père Luc" [1] est un bon exemple de raté en terme de franchise, je vois mal comment le jeune homme qui vient de perdre sa main peut traiter une telle information ? Au-delà de la blague, si la confidence n’apporte rien à l’autre, le blesse et qu’il ne peut rien y faire, il faut sans doute mieux s’abstenir.
Par exemple, il peut paramètre romantique d’avoir des sentiments et de les déclarer. Mais si l’autre ne les partage pas et ne peut rien en faire, on s’est juste gratté là où ça grattait. Il y a d’autres manières de confier son affection que de balancer une déclaration impossible à traiter. On y retrouve aussi toutes les déclarations de tromperies, de doute, etc. A ce titre, la chanson de Bruel, "Je te mentirai" est exemplaire de ce que cela peut être de prendre l’autre pour une poubelle.
Conclusion
Se livrer ou prendre l’autre pour une poubelle ? Confiance ou déculpabilisation ? Les frontières sont souvent minces et dépendent généralement de ce que l’autre est capable d’entendre. Évidemment, la confiance et la sincérité sont des éléments importants d’une relation. Mais elles ne doivent pas justifier le sacrifice de la bienveillance et de l’attention à l’autre. Car qui peut tout entendre ?
Il ne s’agit pas de choisir ce qui m’arrange que l’autre entende, ce serait une franchise à deux vitesses plutôt malhonnête. Il s’agit de m’assurer que ma franchise apporte bien quelque chose de positif à l’autre, à court et à long terme.
"Du silence au mensonge c’est l’espace des songes" [2]