Préambule
Je n’ai aucune posture négative envers les pratiques évoquées ci-après. Je suis même très favorable à la plupart. Je ne questionne ici pas la pratique ou son fondement mais l’utilisation du langage autour de cette pratique.
Définition : Ontologie
Science de l’être. En philosophie c’est l’étude de ce que c’est que "être". En informatique, c’est un système de représentation et de classement des connaissances et des concepts qui peut faire penser à une taxonomie généralisée aux concepts.
Définition : Ontologiser
Néologisme débile-faute-de-mieux inventé par l’auteur consistant à définir qu’une catégorie existe et à y classer quelqu’un ou quelque chose. C’est à ce titre assez proche d’une réification cumulée avec une instanciation, mais ça demanderait encore plus de définitions préalables. (Dans la vraie vie, ce terme veut dire faire de l’ontologie.)
Aveu coupable
Quand j’ai découvert le terme Geek et que j’ai compris de quoi il s’agissait, j’ai soudain ressenti un soulagement. Il y avait un mot pour décrire ce que je vivais sans le comprendre et avec l’impression d’être incompris. Par snobisme, je préciserais que ça précédait la phase "Le geek c’est chic" (au moins en France), du temps où le terme no-life [1] était un terme envieux pour les rares qui le connaissaient.
J’ai découvert à travers l’existence d’un terme que je n’étais pas seul à vivre certaines choses ; que d’autres vivaient suffisamment la même chose pour qu’un terme, une catégorie, ait été inventée. J’étais un geek, comme d’autres. L’émergence du geek victorieux a, par la suite, fait beaucoup de bien à mon ego incompris.
Pourtant, au fur et à mesure que j’explorais cette catégorie, je m’apercevais que sa définition était vague et évolutive. Plus j’explorais cette galaxie, plus j’accumulais les exemples de "choses geeks" qui ne me concernaient pas. Au début, j’avais pensé qu’il s’agissait juste d’une version informatique du nerd : "décorrélation entre compétences scientifiques et compétences sociales". J’ai été content qu’on y ajoute un univers imaginaire que je connaissais plutôt bien (la science-fiction, le jeu de rôle par exemple). Mais finalement tout devenait geek, des littéraires qui aimaient le seigneur des anneaux au cinéma étaient devenus des geeks. Pourquoi pas ? Mais je me sentais bientôt perdu dans une catégorie qui était bien trop large pour moi.
Je me suis doucement désolidarisé de ce terme, ne l’utilisant plus que par facilité et complaisance avec ceux qui ne se considéraient pas comme geek et pour qui cela semblait représenter quelque chose. Ce terme m’avait fait du bien, m’avait aidé à avancer, mais je ne m’y reconnaissais plus et je n’avais plus besoin de la béquille que cela représentait. J’ai pris l’habitude de dire ce que j’aimais plutôt que de dire que j’étais un geek. Parfois les gens l’utilisaient pour me résumer, mais cela me dérangeait toujours un peu.
Multiplication des ontologisations
Depuis quelques années, j’observe sur les réseaux sociaux l’explosion des catégorisations, et du rattachement à ces catégories. Souvent de nouveaux termes sont créés pour décrire des pratiques, des goûts, des ressentis. Et ensuite, les gens peuvent dire "je suis ça". C’est ce processus que j’appelle l’ontologisation des pratiques : le fait de créer une catégorie à partir d’une pratique ou d’un ressenti afin de pouvoir s’y rattacher ou d’y rattacher quelqu’un.
Par exemple, quelqu’un cherche à développer une posture éthique vis-à-vis des animaux, cela décrit un comportement, mais on passe par le terme végan pour pouvoir dire "je suis végan". Pourquoi ne pas dire qu’on est sensible à la cause animale ?
Pansexuel, transsexuel, hypersensible, HP sont aussi des catégories qui ont attiré mon attention parce que je ne connaissais pas ou mal et que je ressens comme des ontologisations.
Cette manière de faire m’a surpris puis inquiété. J’ai essayé de comprendre le pourquoi du comment et voici mes conclusions temporaires.
Les bénéfices
Je reconnais que le rattachement ontologique à une catégorie produit bien un bénéfice mental. On a l’impression d’appartenir à quelque chose, l’impression d’avoir une meilleure conscience de soi-même, et l’impression qu’un ensemble de vérités clairement identifiées nous concerne.
Je vois aussi le levier du militantisme pour réussir à animer et faire agir pour la Cause. Puisque je peux dire "je suis", d’une certaine manière j’accepte de sacrifier mon individualité pour une théorie si belle, et de m’octroyer la légitimité de ses théoriciens. Dire je suis communiste, je suis gaulliste, c’est déjà dire je suis convaincu de la perfection et de la légitimité de mon credo, c’est déjà convaincre par l’exemple, c’est déjà être dans un prosélytisme [2].
Pourtant malgré ces bénéfices que je trouve positif quelque chose me semble pourri dans ce processus.
Les ombres de l’ontologisation
Il y a dans cette ontologisation des pratiques quelque chose qui me dérange. Il m’a fallut du temps pour comprendre ce que c’était.
J’ai commencé par écarter l’effet Barnum. L’effet placebo guérit bien certaines pathologies légères, pourquoi s’en priver ? J’ai également écarté les questions de vanité, de fierté mal placée et d’effet de mode. Depuis que j’ai accepté ma propre vanité, celle des autres me gêne beaucoup moins.
Ma première gêne clairement établie est liée au fait que ce procédé a été utilisé pour le pire dans l’Histoire : le racisme, les guerres, etc. On commençait par construire des catégories : les blancs, les chrétiens, la nation etc. Ensuite, on pouvait définir d’un côté ceux qui y appartenaient et de l’autre côté ceux qui n’y appartenaient pas : les ennemis. Ce partitionnement, efficace pour réduire, voire nier, l’humanité de l’ennemi et donc faciliter la lutte en limitant les scrupules est, pour moi, la porte d’entrée de la barbarie.
Ensuite, le choix de ce procédé me semble paradoxal pour des mouvements qui se revendiquent progressistes et humanistes. Ils sont souvent animés par une volonté de définir une liberté de choix de vie, la déconstruction vis-à-vis de modèles, la critique des constructions sociales. Donc on pourrait attendre une prise de position plutôt existentielle, laissant à chacun le droit de s’autodéterminer contre des déterminants sociaux et historiques. Or l’ontologisation est un retour à un essentialisme, posant les personnes comme appartenant d’une manière forte et peu évolutive à une catégorie fixe. Et cette posture essentialisante est sans doute ce qui me gêne le plus, cela choque des valeurs profondément ancrées en moi. Pourquoi faire le travail de déconstruction si c’est pour se recréer des carcans à la place ? Avec tous les dangers que l’on sait que cela représente ? Le militantisme ne justifie pas cela.
Diverses discussions, ont attiré mon attention sur un point, plus grave encore pour ces mouvements. La séparation entre allié et ennemi à laquelle mène facilement cette ontologisation, simplifie l’ennemi. En regroupant divers ennemis en un seul groupe. Ce manque de discernement du polymorphisme de l’ennemi amène une lutte adaptée à quelques généralités et donc peu discriminante et donc souvent peu pertinente. Pour ces mouvements, c’est le risque est de voir l’organisation de la lutte se systématiser au détriment de la recherche de résultats concrets.
Enfin, ces mouvements se font exclusifs de tous ceux qui n’ont pas les ressources pour s’ontologiser efficacement qui se trouvent exclus du droit de militer faute de pouvoir revendiquer un "je suis" suffisamment fort. Les ressources manquantes peuvent être en qualité, faute de volonté ou de capacité à identifier une catégorie. La parentalité positive par exemple n’a pas à ma connaissance d’ontologisation, genre le suis un parent positif. On observe la même chose avec les alternatives aux couples traditionnels ( encore que "polyamoureux" commence à émerger et "libertin" existe depuis longtemps avec les mêmes fluctuations de définition).
Conclusion temporaire
N’est-il pas temps pour ces mouvements d’accompagner une avancée de société plus radicale et plus libertaire : celle du droit de revendiquer ses pratiques en dehors de catégories limitantes et sclérosantes, qui restent finalement des outils de manipulation sociale. "Je suis" reste une posture passive voire victimisante, alors que "je fais", "j’aime", "je veux", "je ressens" nous rappelle à une posture active et de prise en main de notre vie.
Ne faut il pas temps de cesser de dire "je suis cela" [3] et de commencer à dire "je fais cela" [4].