Gagner la guerre, Jean-Philippe Jaworski.

, par Julien Delorme

Chers lecteurs,

Pour bien commencer l’année, j’aimerais doucher votre enthousiasme. Contrairement à ce que l’on nous répète chaque jour dans les journaux, les Français sont d’indéfectibles optimistes, des idéalistes forcenés. Alors, bien sûr, comme toutes les gens de leur espèce, ils sont battus froid par la réalité, dame réalité, cette mégère. Ils naviguent, nous naviguons, entre mièvreries et désillusions, en amour comme en politique.

Gagner la guerre fait l’effet d’une averse glacée après un bain chaud, désagréable dans un premier temps, mais revigorant. C’est un roman de fantasie (oui, j’utilise le néologisme), mais on ne s’en aperçoit pas tout de suite. Nous sommes jetés dès les premières pages au cÅ“ur d’une bataille navale qui devrait conclure la guerre qui a opposé Ciudalia, une prospère cité marchande qui rappelle de très près la Venise ou la Florence du xvie siècle, et Ressine, une puissance de type oriental. L’histoire nous est racontée par le truculent Benvenuto Gesufal, assassin au service d’une des familles patriciennes de Ciudalia, un drôle de héros au verbe chaleureux mais au cÅ“ur froid. Ce personnage aussi intelligent qu’intrépide se trouve mêlé de très près aux intrigues de son maître le podestat Léonide Ducatore, qui complote un coup d’Etat. Car « Â gagner la guerre  » est avant tout un enjeu de politique intérieure. Il ne suffit pas de remporter la victoire pour son pays, encore faut-il savoir quelle faction recueillera les profits politiques de cette victoire. Très vite cependant, notre héros soupçonne qu’il n’est qu’un pion, et qu’il va lui falloir jouer très serré s’il veut sortir vivant de cette partie d’échecs grandeur nature. Grâce à l’intelligence de Benvenuto, nous suivons sans peine le déroulement de cette intrigue. Nous sommes entraînés à ses côtés dans de folles courses-poursuites sur les toits de Ciudalia. Nous sommes témoins de ses aventures, mais aussi de ses doutes et, peut-être, de ses erreurs.

L’auteur, Jean-Philippe Jaworski, est professeur de français et son amour de la langue se sent à chaque page. C’est le livre idéal pour enrichir votre vocabulaire sans peine. Chaque mot rare, chaque trouvaille argotique, y est placée de telle façon que l’on comprend tout de suite de quoi il est question sans avoir besoin d’ouvrir le dictionnaire toutes les deux minutes. Heureusement d’ailleurs, car le rythme effrénée sur lequel la verve inépuisable de Benvenuto enchaîne les rebondissements ne nous en laisserait pas le loisir de toute façon.

J’ai dit pour commencer que c’était un roman de fantasie. Précisons qu’il s’agit plutôt de ce que les anglo-saxons appellent dark fantasy. En effet, nous croisons bien des magiciens dans ce récit, et même quelques elfes, mais ils n’occupent jamais le premier plan. Ils agissent de la coulisse, avec d’autant plus d’efficacité semble-t-il.

Ici, j’aimerais souligner ce qui fait la grande originalité de ce roman dans le genre. A l’origine la fantasie vient du Nord. Elle puise dans un trésor de fables issu de traditions celte, germanique et scandinave. Dans ce riche terreau nordique, les auteurs de fantasie, à commencer par Tolkien, sèment des idées chrétiennes. Jaworski nous propose une fantasie romane plutôt que nordique, renaissante plutôt que médiévale ; une fantasie où les merveilleux joue sa partition en sourdine, où le combat politique supplante la lutte de la lumière et des ténèbres. La quête du héros voué à restaurer le bien laisse en effet la place au trajet accidenté d’un personnage sans foi ni loi, Benvenuto l’assassin, soucieux avant tout de lui-même et comme tel dépourvu de sens du sacrifice. Une fantasie en somme, qui s’adresse davantage à l’intelligence du lecteur qu’à son imagination.

En fait d’intrigue, Jaworski ne se contente pas d’inventer une histoire pleine de complots et de coups de théâtre, ni de trousser un joli roman de cape et d’épées, ce qui ne serait déjà pas si mal. Il nous donne une véritable leçon de politique. Comme son maître incontestable, le florentin Niccolo Macchiavel, Jaworski tire son inspiration d’exemples historiques célèbres, tel le passage de la république à l’empire dans la Rome antique, mais aussi peut-être de la stratégie de retour au pouvoir du général De Gaulle.